Le silence des mains
- Marcel Courteau
- 14 févr.
- 15 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 févr.
Le dernier cercle.
Dans le quartier de La Trinidad, à Málaga, près de la paroisse de Fátima et au bord du fleuve Guadalmedina, la cuisine d’Ayla embaumait l’arôme du café finement moulu, préparé dans un cezve selon la tradition, mêlé aux senteurs des herbes séchées. Ayla, une grand-mère turque, avait transformé sa maison en un refuge où, depuis des années, des personnes de tous horizons venaient chercher sa sagesse et ses dons de guérisseuse. Elle lisait le marc de café et soignait les affections de la peau, de l’acné sévère aux verrues sur les mains..
Pommes et épines - N.-D. de Fatima à La Trinidad, Málaga - Le marc de café turc
Sur la table en bois, une pomme rouge attendait son sort. Devant elle, un petit bol rempli d’épines de roses, que le fleuriste du quartier lui apportait chaque matin. Camila, sa petite-fille, le regard fatigué, jouait distraitement avec la cuillère de son café, observant un rituel qu’elle avait vu tant de fois dans son enfance.
Née en Argentine, Camila, 36 ans, était venue au monde sous une étoile difficile. Sa mère était morte en lui donnant naissance, et son père, fonctionnaire de l’ambassade d’Espagne, déjà père d’un fils aîné, Ariel, avait décidé de retourner à Málaga, où Ayla, sa grand-mère turque, avait pris en charge l’éducation des deux enfants..
Camila s’était construit une vie dans cette ville. Journaliste au Diario Sur de Málaga, elle passait ses journées à raconter les histoires des autres, jusqu’à ce que la sienne se brise. La vie lui avait porté un double coup fatal : sa relation de cinq ans s’était achevée sur une infidélité, et peu après, son père était mort d’une pneumonie. Quelque chose s’était fissuré en elle, et elle s’était retrouvée piégée dans un cercle sombre. Elle avait perdu 20 kilos en quelques mois, cessé de s’alimenter et laissé place à des pensées cruelles : personne ne l’aimerait jamais, aucun homme ne voudrait d’elle, elle ne valait rien. L’angoisse était devenue une présence constante, et son propre corps un ennemi qu’elle punissait.
C’est son frère Ariel qui l’avait vue s’effondrer à temps. Il l’avait convaincue de consulter un médecin. Le diagnostic fut sans appel : dépression sévère. Ce fut le début d’un parcours sinueux, entre consultations psychiatriques, essais de médicaments aux effets secondaires dévastateurs — appétit insatiable, prise de poids excessive, dérèglements métaboliques — et thérapie familiale. Deux ans de lutte, mais enfin, elle avait trouvé un équilibre, grâce au bon traitement et au soutien inconditionnel de sa grand-mère.
Elle avait dû quitter son emploi, dépendre des allocations chômage et réapprendre la vie par petites étapes. Aujourd’hui, après quatre ans, elle arrivait au dernier stade de son traitement : un programme de réhabilitation mentale par le travail manuel.
Camila avait choisi la cuisine. L’Hôpital Régional Universitaire de Málaga offrait un programme adapté à son état, et on lui avait attribué un poste dans le service de restauration. Ce soir-là serait son premier jour.

Ayla murmura une prière en turc tout en plantant avec précision chaque épine dans la peau lisse du fruit. Elle compta à voix basse :
« Une pour chaque marque. Une pour chaque cicatrice que le corps porte. »
Puis, elle prit un marqueur et traça des cercles autour de chaque épine.
« Est-ce que ça fonctionne vraiment ? » demanda Camila.
Ayla fit tourner la pomme entre ses mains avant de répondre :
« Si tu veux éliminer quelque chose, ne l'affronte pas. Enferme sa force dans des cercles, empêche-la de croître. Et elle disparaîtra. »
Camila passa ses doigts sur la peau du fruit.
« C’est ce que tu fais avec ceux qui viennent ici pour guérir ? »
Ayla sourit doucement.
« Aucun ne repart sans s’être soigné. Et pas seulement eux. Toi aussi, Milaş. »
Elle marqua une pause, puis ajouta :
« C’est pareil pour l’amour, pour la vie, pour tout.
Si tu t’agrippes trop à quelque chose, tu l’étouffes. Si tu l’isoles, tu le détruis. »

Ayla posa la pomme sur le côté et prit la tasse de café de Camila.
Elle plaça une soucoupe par-dessus, fit trois tours circulaires, prononça une prière et lui demanda de formuler un vœu. Elle attendit que le marc se dépose et refroidisse, puis retourna la tasse.
Les formes qui apparurent étaient nettes et ouvertes, présageant des opportunités et de bonnes nouvelles.
« Aujourd’hui, quelque chose se termine pour toi. »
Camila sentit le poids des mots de sa grand-mère.
Ayla laissa ses doigts parcourir les ombres laissées par le marc de café. Elle s’arrêta un instant, puis sourit.
« Certaines choses brûlent jusqu’à devenir cendres. Et le feu laisse des cicatrices indélébiles.Mais même dans la terre la plus brûlée, la force de la vie trouve toujours une fissure par laquelle renaître. »
Camila inspira profondément et, à cet instant, elle sut que le passé ne pouvait plus la tourmenter ni l’avenir l’angoisser.
Il n’existait que ce moment.
Cette après-midi, sur le chemin de l’hôpital.
Le chemin du silence
Frère Lucien Chapel était un homme de peu de mots et de gestes précis. Français d’origine, 45 ans, grand, à la carrure athlétique, une barbe soigneusement taillée et un regard empli de bonté, de ceux qui comprennent tout sans qu’on ait besoin de parler.
Son titre de « Frère » était un vestige de son passé dans l’ordre des Capucins.
Il marchait sans précipitation mais avec détermination, comme si chaque pas trouvait exactement sa place. Son silence n’était pas une distance, mais une pleine attention. Il observait, comprenait, acceptait la nature humaine, tout en proposant, en guidant et, lorsque nécessaire, en prenant des décisions avec la foi tranquille de celui qui sait que choisir, c’est se jeter dans le vide en espérant y trouver soit ce que l’on cherche, soit quelque chose d’encore plus grand.
Il était le chef cuisinier de l’Hôpital Régional Universitaire de Málaga, un lieu où le feu et l’eau rythmaient le service et où chaque plat servait autant à nourrir qu’à accompagner ceux qui s’apprêtaient à partir.
Son nom portait un héritage inévitable. Lointain neveu du célèbre chef Alain Chapel, il avait grandi dans une famille où la cuisine n’était pas un simple métier, mais un héritage sacré. Très jeune, il avait compris ce que son oncle enseignait dans La cuisine, c’est beaucoup plus que des recettes : un espace où le silence dialogue avec le mouvement, où l’équilibre entre l’action et la pause donne naissance à ce qu’il y a de plus difficile à atteindre : la simplicité.
Alors que d’autres cherchaient la perfection des étoiles Michelin, Lucien avait trouvé une autre voie : celle du silence monastique. Convaincu que la prière et le travail manuel menaient au sacré, il était devenu moine capucin.
Jusqu’à ce qu’un jour, dans la quiétude du monastère, il ait une révélation.
Il se vit en cuisine, préparant le dernier repas de ceux qui ne s’assiéraient plus jamais à une table.
Il comprit que sa place n’était ni dans les grands restaurants ni dans la vie conventuelle, mais dans ces cuisines où chaque plat était un acte d’adieu et de réconfort.
Son ordre, comprenant la force de son appel, lui permit de conserver son statut de frère (« Frère Lucien »), mais en menant une vie laïque, en dehors du cloître.
C’est ainsi qu’il arriva à Málaga et à l’hôpital, où il dirigeait la cuisine avec la même ferveur qu’autrefois lorsqu’il récitait les psaumes.
C’est lui qui avait mis en place le programme de réhabilitation par le travail manuel. Il croyait que la cuisine pouvait être un lieu de guérison, où le rythme des gestes pouvait redonner un sens à ceux qui l’avaient perdu.
Il avait vu beaucoup de patients comme Camila arriver dans sa cuisine : tremblants, vides, enfermés en eux-mêmes.
Mais il savait que, quand la psyché se brise, c’est au corps de se souvenir du chemin du retour.

Le silence de l’action.
Vêtue de sa tenue de commis de cuisine, Camila pénétra dans le hall d’entrée.
Frère Lucien l’attendait.
« Camila, bienvenue. Aujourd’hui, vous allez travailler avec moi. »
Il lui montra un panier rempli d’oignons pelés.
Camila regarda autour d’elle, nerveuse.
« Cet endroit est… étrange. Je m’attendais au bruit d’une cuisine classique, au désordre, à l’agitation. Mais ici… »
Frère Lucien éminçait des légumes avec précision, sans relever la tête.
« La cuisine est un silence qui n’est pas absence. C’est un silence habité par le bruit du travail : la découpe précise, l’ébullition patiente, le pain qui se donne à la chaleur.
Ici, personne ne parle, car tout est déjà dit dans le mouvement. »
Il lui tendit un couteau.
« Prends une planche et ce couteau. Il est à toi. Personne d’autre ne doit l’utiliser. Prends-en soin, car ce sera ton outil inséparable. »
Puis il montra le panier.
« Allez, coupons en julienne. »
Camila prit le couteau avec hésitation. Elle observa les autres cuisiniers. Personne ne parlait. Seuls résonnaient le rythme des lames sur le bois, le frémissement de l’eau bouillante, le craquement des légumes sous la coupe.
Son regard s’attarda sur le tableau des tâches.Une phrase y était inscrite :
« Si tu fais, il n’y a jamais de silence, ni en toi ni autour de toi. C’est le silence de l’action.»

Frère Lucien observait la maladresse de Camila, mais il ne la corrigea pas.
« Le silence est une rencontre, Camila. Et toute rencontre naît du vide.
On ne peut se donner la main que lorsque nos mains sont vides.
On ne peut embrasser que lorsque nos bras ne retiennent rien.
C’est du vide que naît la connexion. »
Camila fronça les sourcils et posa le couteau sur la planche.
« Je ne suis pas d’accord. Le vide fait mal.
C’est le vide qui m’a clouée au lit pendant des mois.
Je ne vois rien à en célébrer. »
Frère Lucien hocha la tête sans cesser de couper.
« On passe du silence à la rencontre, puis de la rencontre au silence.
C’est ainsi que va la vie.
Rien ne prend de valeur si l’on oublie que tout a une fin. »
Camila avala difficilement sa salive.
Son esprit s’égara vers le passé : son père, sa relation brisée, la sensation d’être suspendue dans un néant dont elle ne pouvait s’extraire.
« Peut-être que… ce n’était pas seulement le vide, » murmura-t-elle, presque pour elle-même. « Peut-être que je ne voyais tout simplement pas où en sortir. »
Frère Lucien continua :
« Inspirer, expirer. Le jour, la nuit. La chaleur, le froid. L’hiver, l’été.
Le silence a un sens parce que l’on connaît la rencontre.
Et la rencontre a de la valeur parce que nous acceptons de retourner au silence. »
L’âme de l’artisan.
Lorsqu’ils eurent terminé de couper les oignons, Frère Lucien posa son couteau et montra à Camila deux pains : l’un industriel, parfaitement façonné, et l’autre artisanal, irrégulier, strié de craquelures.

« Lequel préfères-tu ? »
Camila toucha le pain artisanal du bout des doigts.
« Celui-ci. »
« Pourquoi ? »
« Il a du relief. Il est unique. »
Frère Lucien esquissa un sourire.
« C’est ainsi.
L’œuvre industrielle est fonctionnelle. Elle est parfaite, exacte.
Et c’est ainsi qu’elle permet la comparaison. Mais sa perfection la rend impersonnelle. »
Il marqua une pause et posa la main sur une boule de pâte encore crue.
« L’artisanat est lent. Il laisse place à la patience, à l’incertitude.
Il connaît des chutes dans le vide et des renaissances inattendues. Il est imparfait.
Mais les mains ont le pouvoir de rendre l’imparfait singulier.
Les empreintes de l’artisan sont sa signature.
Et ce qui est personnel devient incomparable, ce qui l’élève à un autre niveau. »
Camila soupira, sceptique.
« Je ne suis pas sûre d’être d’accord.
Tu dis que l’imparfait est incomparable, mais tout le monde juge l’imperfection.
On la mesure, on la classe.
Comment peut-elle être supérieure si on l’associe aux défauts ? »
Frère Lucien sourit à nouveau.
« Parce que nous avons oublié la différence entre créer et produire.
Nous sommes l’œuvre de Dieu, le grand artisan. C’est pourquoi nous portons son empreinte. »
Il prit le pain artisanal et le fit tourner dans ses mains avec respect.
« Tu as choisi ce pain.
Suis-je imparfait ? Cela dépend de qui me regarde.
Chaque personne est différente.
Je dirais que je suis unique. Incomparable.
Pour celui qui marche à tes côtés, tu peux être tout. »
Un éclat traversa brièvement les yeux de Camila, aussi furtif qu’un battement de paupière.
Frère Lucien poursuivit :
« Notre époque ne vénère plus que ce qui est rentable, rapide et productif.
L’artisan, lui, honore la présence. Il vit dans l’attention.
Son être est sa créativité. »
Il marqua une pause et regarda Camila avec douceur.
« Créer transforme le monde avec du sens.
Produire ne fait que le remplir de plus du même. »
La légèreté du don.
Puis, Frère Lucien déposa un morceau de pâte dans ses mains.
« Pétris. »
Camila s’exécuta, maladroitement, comme elle put… Après quelques minutes, elle demanda :
« T’arrive-t-il de te fatiguer ? »
Frère Lucien s’arrêta un instant, surpris par la question.
« Le travail ? Si ça me fatigue ? Bien sûr, mais tu sais… je ne me lasse pas de le faire. »
Camila le regarda, attendant quelque chose de plus.
Il esquissa un léger sourire avant de poursuivre :
« Tout ce qui est fait pour quelque chose fatigue.
Ne fatigue pas ce que l'on fait juste pour le plaisir. »
Camila pencha légèrement la tête, laissant ces mots résonner en elle.
Il lui montra alors les cuisiniers en plein travail, chacun absorbé par sa tâche, sans trace d’épuisement.
« Regarde leurs visages.
Il n’y a ni précipitation, ni anxiété.
Ils travaillent parce qu’ils aiment et parce qu’ils trouvent du sens dans ce qu’ils font.
Ce n’est pas seulement pour la paie.
Dans chaque plat qu’ils préparent, ils accompagnent celui qui guérit, celui qui cherche du réconfort, ou celui qui s’apprête à partir.
Dans chaque geste, ils déposent leur présence. Et ainsi, la fatigue se dissout dans le don. »
Camila les observa.
Jamais elle ne l’avait vu ainsi.
Son esprit l’emmena alors à la cuisine d’Ayla : sa grand-mère, penchée sur la table, plantant des épines dans une pomme, écoutant les gens, pétrissant le pain, remuant le café avec une patience infinie.
Elle ne parlait jamais de fatigue. Elle faisait. Simplement.
« Ayla cuisinait des heures sans jamais se plaindre, » murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour Frère Lucien.
« Elle ne disait jamais qu’elle était fatiguée. »
Frère Lucien hocha la tête.
« Le plus grand silence se trouve dans la gratuité, et non dans l’attente d’un retour.
Comme l’art. Comme la prière. Comme la vie elle-même. »

Les mains qui guérissent.
Camila continua à pétrir, de plus en plus avec enthousiasme, comme si elle jouait.
« Nous pétrissons le pain, nous modelons l’argile, nous tissons des fils, nous caressons la peau, » dit Frère Lucien d’une voix posée.
« Les mains font toujours la même chose : elles construisent, elles prennent soin, elles relient. »
Un frisson parcourut le dos de Camila.
Frère Lucien lui demanda :
« À quoi ont servi tes mains jusqu’à présent ? »
« Seulement à contenir, à retenir la douleur. »
Frère Lucien la fixa avec bienveillance.
« Quand tu fais bouger tes mains, tu les exerces au travail. Mais aussi au contact. »
Il marqua une pause.
« Au fond, même si cela te semble étrange, tu les entraînes à aimer. »
Camila s’arrêta. Elle n’y avait jamais pensé ainsi.
« Pétrir, couper, coudre, tisser, planter… » poursuivit Frère Lucien.
« C’est le même geste, ce sont des façons d’aimer.
Peu importe que ce soit du pain, de l’argile ou de la peau.
Les mains nous ancrent à la vie. »
Silence.
La pâte sous ses doigts, la chaleur de la farine, la pression juste.
Ses mouvements n’étaient plus rigides.
Pour la première fois, Camila se laissa porter.
Chambre 212
Un infirmier fit irruption dans la cuisine, essoufflé.
« Frère Lucien, le patient de la 212 ne veut pas manger ! Il dit qu’il ne veut plus continuer…»
Frère Lucien posa calmement le couteau et s’essuya les mains sur son tablier.
« Depuis combien de temps est-il comme ça ? »
« Depuis son arrivée, il y a deux jours. »
Un bref silence s’installa. Avant de partir, Frère Lucien regarda Camila.
« Tu viens ? »
Camila sentit son estomac se nouer. Elle n’était pas prête. Elle ne savait pas quoi faire. Mais ses pieds s’étaient déjà mis en mouvement. Sans trop y penser, elle le suivit.

Les couloirs de l’hôpital avaient un autre poids. Ici, tout était blanc, figé, contenu. Bien trop semblable aux semaines où elle-même était restée là, sans vouloir manger.
Quand ils entrèrent dans la chambre, le jeune homme était assis sur le lit.
Andrés, 36 ans. Très maigre.
Il ne réagit pas. Son regard était fixé sur la fenêtre, perdu quelque part où même la lumière du jour ne parvenait pas à l’atteindre.
Sur le plateau, l’assiette intacte. Il n’avait pas touché à la nourriture.
Frère Lucien s’approcha avec la même sérénité qu’il avait en coupant le pain dans la cuisine.
« Comment te sens-tu aujourd’hui, Andrés ? »
Andrés cligna des yeux, comme si la question lui parvenait de très loin. Mais il ne répondit pas.
Frère Lucien n’insista pas. Il s’assit simplement sur la chaise à côté du lit, les coudes appuyés sur les genoux. Prêt à rester là aussi longtemps que nécessaire.
« Tu sais, Andrés… Il y a des douleurs que l’esprit ne sait pas comment lâcher… alors il les laisse tomber sur le corps. »
Silence.
Andrés ne le regarda pas.
Mais Camila, oui.
Elle connaissait ce poids sur la poitrine, ce vide qui étouffe sans que personne ne le voie.
Sans réfléchir, elle dit :
« Je sais ce que ça fait. Je sais ce que c’est que d’être dans cet enfer. »
Pour la première fois, Andrés tourna la tête. Il la regarda.
Son expression était dure, comme s’il refusait de laisser entrer quoi que ce soit.
« Non, tu ne sais pas. »
Mais Camila ne recula pas. Sa voix était basse, mais ferme.
« Si, je le sais. J’y suis passée. Je sais ce que c’est que de sentir quelque chose se briser en soi, sans moyen de le réparer. Je sais ce que c’est que de haïr son propre corps, de le croire fautif, de le rendre responsable. Mais il ne l’est pas. »
Andrés la fixa sans ciller. Quelque chose dans son regard changea.
« Ce n’est pas ta faute, Andrés. Ce qui s’est passé, ce qui t’a amené ici… ce n’est pas la faute de ton corps. Et le punir ne fera pas moins mal. Cela ne fera qu’empirer la douleur. »
L’air dans la chambre devint plus dense. Andrés baissa les yeux.
Camila sentit qu’elle en avait trop dit. Mais c’était la vérité, et elle n’avait pas pu s’arrêter.
« Même si tu ne le vois pas encore, crois-moi, il faut juste attendre. Et quand la douleur passera —car elle passera—, tu devras faire la paix avec ton corps. Il n’est pas contre toi. Il est toujours là, il t’attend. »
En parlant, elle se rappela que sa grand-mère Ayla ne lui avait jamais rien imposé.
Elle lui montrait simplement le chemin et attendait.
Alors elle fit de même.
Elle prit la fourchette, la posa dans l’assiette et la laissa là.
« Ce n’est pas ta faute. Fais-le pour toi. »
Elle n’ajouta rien d’autre.
Elle sortit de la chambre, les yeux humides, portant un chagrin qui n’avait pas encore trouvé de mots.
Frère Lucien la suivit du regard. Il ne dit rien. En silence.
Il avait assisté à la scène, abandonné à sa foi.
Camila prit une profonde inspiration. Sa poitrine était toujours serrée.
« Ça ne servait à rien, » dit-elle en mordant sa lèvre, honteuse.
Frère Lucien marchait à ses côtés, serein.
« L’eau ne brise pas la pierre par la force, mais par la constance. »
Camila sentit un nœud lui serrer la gorge. Elle ne comprenait pas.
Elle se sentait ridicule.
Pourquoi m’avez-vous fait entrer là ?
Toujours avec une lueur d’étonnement dans le regard, Frère Lucien répondit :
« Parce qu’il était possible que tu voies le chemin du vide à la rencontre. »
La paix dans la simplicité
Ce soir-là, en rentrant chez elle, Camila ne ressentit pas le poids habituel sur ses épaules.
Elle avait travaillé comme elle ne l’avait pas fait depuis longtemps. Elle avait ressenti des émotions qu’elle ne se croyait pas capable d’affronter. Et pourtant, en franchissant la porte, elle ne sentit pas d’épuisement. Juste une étrange et inattendue sensation de paix.
Ayla l’accueillit comme à son habitude : sans questions, sans discours.
Un étreinte forte, une assiette chaude sur la table et un simple hochement de tête pour lui indiquer de s’asseoir.
Camila s’assit.
Autrefois, le silence lui aurait pesé.
Mais maintenant, dans la vapeur du ragoût et le parfum des épices, il y avait quelque chose de différent.
Ayla l’observa du coin de l’œil en rompant un morceau de pain.
Sa petite-fille avait un regard différent. Ce n’était pas exactement de la joie, mais ce n’était plus non plus cette ombre qui l’habitait depuis des années.
Elle ne dit rien. Il y aurait un moment pour parler, si nécessaire.
Camila porta la cuillère à sa bouche.
Le ragoût était chaud, épicé, réconfortant.
Et en elle naquit un désir. Un petit élan qu’elle ne s’attendait pas à trouver là.
Demain, elle reviendrait.
L’empreinte invisible
La cuisine respirait son propre langage : le crépitement des flammes, le martèlement des couteaux, le murmure sourd de la farine cédant sous la pression des mains.
Camila commençait à comprendre cette langue.
Elle ne revit jamais Andrés. Elle ne demanda pas de nouvelles. Mais soudain, en ramassant un plateau, une phrase flotta dans l’air, prononcée avec la simplicité du quotidien :
« Le garçon de la 212 a mangé aujourd’hui, » dit une infirmière.
Camila s’arrêta. Juste un instant, le temps de sentir les mots frôler sa peau avant de s’évanouir, comme une brise qui passe sans demander la permission.
Elle ne sut quoi penser. Elle n’avait aucune certitude d’avoir changé quoi que ce soit.

Quelque chose l’arrêta, comme un fil invisible la retenant.
C’était imperceptible, comme une graine qui commence à germer sans que personne ne le voie.
Elle leva les yeux.
De l’autre côté de la cuisine, Frère Lucien travaillait.
Manches retroussées, avant-bras fermes, le front légèrement plissé dans la concentration de celui qui n’est plus dans ce monde, mais dans celui que ses mains façonnent.
Le fil du couteau glissant en coupes précises, le bois de la planche marqué par l’humidité des ingrédients.
Il y avait quelque chose dans ses gestes.
Pas seulement l’assurance du travail bien fait, mais une intention qui semblait dépasser la simple tâche.
Un battement différent, une chaleur inattendue.
Une pensée fugace, insaisissable, qui laissa pourtant une trace.
Frère Lucien… frère, mais jusqu’à quel point ?
Un sourire furtif effleura ses lèvres, comme le frisson d’une plume.
Elle secoua la tête et regarda ses propres mains.
La pâte tiède sous ses doigts, cédant à chaque pression.
Pétrir. Et aimer.
En silence.
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